La révolution d’Abū Muslim
Il fallait moins de temps avant un nouveau départ islamique : Le mouvement d’Abū Muslim, qui commença à Khorāsān en 747 et fut causé par l’assimilation des Arabes avec les Iraniens dans les régions colonisées. Cette révolution faisait suite à des années de conspiration dirigée depuis Médine et à travers vers Khorāsān le long de la route commerciale qui reliait l’Asie orientale à Merv et de là à l’Occident. Le long de cette route, des marchands ayant des contacts dans les villes de garnison arabes mésopotamiennes d’Al-Kūfah, de Wāsiṭ et d’Al-Baṣrah servaient d’intermédiaires. Les Iraniens qui se convertirent à l’islam et devinrent les clients, ou al-mawālī, de mécènes arabes jouèrent des rôles directs et indirects dans le mouvement révolutionnaire. Le mouvement impliqua également des Arabes qui s’étaient associés aux Iraniens khorāsāniens et transoxaniens dans des entreprises du grand commerce est-ouest et du commerce interurbain du nord-est de l’Iran. La révolution était néanmoins avant tout un mouvement islamique arabe qui entendait supplanter un gouvernement central militariste et tyrannique – dont les problèmes fiscaux le rendaient avide de revenus – par un autre plus favorable aux besoins des marchands de l’Islam oriental. Abū Muslim, un révolutionnaire d’origine inconnue, sut exploiter le mécontentement des classes marchandes de Merv ainsi que celui des colons arabes et iraniens. L’objet de l’attaque était le gouvernement omeyyade de Damas.
Lorsque Muhammad mourut en 632, sa communauté nouvellement établie à Médine et à La Mecque avait besoin d’un conseiller guide, un imam, pour les diriger dans les prières et d’un amīr al-muʾminīn, un » commandant des fidèles « , pour assurer la bonne application des préceptes d’inspiration divine du Prophète. En tant que Prophète, Muhammad ne pouvait jamais être entièrement succédé, mais il était admis que des hommes suffisamment dignes et l’ayant connu puissent remplir les fonctions, en tant que ses califes (adjoints) et imams. Après Abū Bakr et ʿUmar, ʿUthmān ibn ʿAffān fut choisi pour ce rôle.
À l’époque de ʿUthmān, le factionnalisme augmentait parmi les Arabes, en partie à cause des jalousies et des rivalités qui accompagnaient l’acquisition de nouveaux territoires et en partie à cause de la concurrence entre les premiers arrivés sur place et ceux qui suivaient. L’incertitude régnait également sur le type d’imamat le plus souhaitable. Une faction, les Shiʿahs, soutenait ʿAlī, le cousin de Mahomet et le mari de la fille préférée du Prophète, Fāṭimah, pour le califat, car il avait été un intime de Mahomet et semblait plus capable que les autres candidats d’exprimer la sagesse et la vertu de Mahomet en tant que juge du peuple. Le désir d’un tel successeur témoigne d’un désenchantement face à la tentative de ʿUthmān de renforcer le gouvernement central et d’imposer des exigences aux colonies. Son meurtre en 656 laisse ses proches omeyyades prêts à le venger, tandis que ʿAlī est élevé au califat. Un groupe de ses partisans, les Khārijites, souhaitait plus de liberté que ʿAlī était prêt à accorder, avec un retour à l’interprétation la plus simple de la révélation du Prophète dans le Qurʾān, selon des lignes puritaines.
Un Khārijite tua ʿAlī en 661. Le Shiʿah se cristallisa dès lors dans la position inverse des Khārijites, mettant l’accent sur la relation de ʿAlī avec le Prophète pour faire de lui et de ses descendants par Fāṭimah les seuls héritiers légitimes du Prophète, dont une partie du pouvoir spirituel leur aurait même été transmise. Des siècles plus tard, ce Shiʿisme est devenu la secte islamique officielle de l’Iran. Dans l’intervalle, le Shiʿisme était un point de ralliement pour les éléments socialement et politiquement mécontents au sein de la communauté musulmane. Outre les Khārijites, une autre secte minoritaire se forma ainsi, hostile dès le début au gouvernement omeyyade qui prit le pouvoir à la mort de ʿAlī. La majorité des musulmans évitaient à la fois les positions chiʿi et khārijites, suivant plutôt la sunna, ou « pratique », telle que ces croyants concevaient que le Prophète l’avait laissée et telle qu’Abū Bakr, ʿUmar, ʿUthmān et ʿAlī, eux aussi – connus sous le nom d’al-khulafāʾ al-rāshidūn (en arabe : « les califes bien guidés ») – l’avaient observée et codifiée.
Le mouvement révolutionnaire d’Abbū Muslim représentait, autant que tout, les intérêts mercantiles médinois au Hejaz, mécontents de l’incapacité des Omeyyades à abriter le commerce du Moyen-Orient sous une Pax Islamica. Pour promouvoir la révolution visant à détruire le pouvoir omeyyade, le mouvement a exploité les aspirations chiitesʿi et d’autres forces de désenchantement. Les Khārijites étaient exclus, car leur mouvement s’opposait à l’idée d’un califat du type de celui que les adhérents d’Abū Muslim combattaient pour établir – un califat qui pourrait inspirer un respect suffisant pour maintenir un État islamique universel. Un élément mécontent prêt à la main d’Abū Muslim au Khorāsān, cependant, n’était pas un groupement religieux mais des colons arabes et des cultivateurs iraniens accablés par la fiscalité.
En Iran, les premiers conquérants arabes avaient conclu des traités avec des magnats iraniens locaux qui avaient assumé l’autorité lorsque le gouvernement impérial sāsānien s’était désintégré. Ces notables – les marzbāns et les propriétaires terriens (dehqāns) – s’engageaient à poursuivre la collecte des impôts pour le compte du nouveau pouvoir musulman. L’arrivée des colonisateurs arabes, qui préféraient cultiver la terre plutôt que de faire campagne plus loin en Asie, produisit une complication supplémentaire. Une fois les Arabes installés sur les terres iraniennes, ils devaient, comme les cultivateurs iraniens, payer le kharāj, ou impôt foncier, qui était collecté par les notables iraniens pour les musulmans dans un système similaire à celui qui avait précédé la conquête. Le système était propice aux abus, et les collecteurs iraniens extorquaient de grosses sommes, suscitant l’hostilité des Arabes et des Perses.
Une autre source de mécontentement était la jizyah, ou impôt de capitation, qui était appliquée aux non-musulmans des religions tolérées – judaïsme, christianisme et zoroastrisme. Après s’être convertis à l’islam, les Iraniens s’attendaient à être exemptés de cet impôt. Mais le gouvernement omeyyade, accablé par les dépenses impériales, refusait souvent d’exempter les convertis iraniens.
Les exigences fiscales du gouvernement de Damas étaient aussi désagréables pour les Arabes et les Iraniens urbanisés du commerce que pour ceux de l’agriculture, et les espoirs de conditions plus faciles sous les nouveaux souverains que sous les Sāsānides ne se réalisèrent pas pleinement. Les Omeyyades ignoraient les conditions agricoles iraniennes, qui nécessitaient des réinvestissements constants pour entretenir les ouvrages d’irrigation et stopper l’empiètement du désert. Cela rendait sans doute d’autant plus odieuse la charge fiscale, dont aucun retour n’était visible. En outre, le régime ne parvenait pas à maintenir la paix si nécessaire au commerce. Damas craignait le détachement de provinces éloignées où les colons arabes s’assimilaient aux populations locales. Le gouvernement encouragea donc délibérément le factionnalisme tribal afin d’empêcher une opposition unie contre lui.
La révolution entreprit donc d’établir un écoumène islamique au-dessus des divisions et du sectarisme, la Pax Islamica déjà évoquée, dont le commerce avait besoin et que les marchands iraniens sans statut dans la hiérarchie sociale sāsānienne attendaient de l’islam. La facilité de communication entre le fleuve Oxus (l’actuel Amu Darya) et la mer Méditerranée était souhaitée, mais sans ce qui semblait être un nid de brigands s’appelant eux-mêmes un gouvernement et chevauchant la route à Damas. En 750, le pouvoir omeyyade fut détruit, et la révolution donna le califat aux ʿAbbāsides (voir Monde islamique et Irak : le califat ʿAbbāside).
Les intérêts commerciaux des Hedjazi avaient en quelque sorte vaincu le parti militaire parmi les Arabes musulmans dirigeants. Une plus grande préoccupation pour l’est se manifesta par le choix de Bagdad comme capitale par le nouveau califat – située sur le Tigre à une courte distance au nord de Ctésiphon et conçue comme une ville nouvelle, pour être libre des factions des anciennes villes de garnison omeyyades d’Al-Kūfah, de Wāsiṭ et d’Al-Baṣrah.
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