Par Alberto A. Martinez

Avant que Galilée ne fasse quoi que ce soit en astronomie, le philosophe italien Giordano Bruno soutenait que la Terre se déplace autour du Soleil. Bruno croyait que la Terre était un être vivant, avec une âme. Ces croyances étaient inhabituelles pour un chrétien.

En 1592, Bruno a été capturé par l’Inquisition à Venise et emprisonné. L’année suivante, il est transféré dans la prison de l’Inquisition à Rome. Après sept ans et demi d’interrogatoires, il est finalement condamné à ce qui était largement redouté comme la pire des punitions : il est bâillonné, emmené dans un lieu public, attaché à un poteau et brûlé vif. Les historiens s’empressent de souligner que Bruno n’a pas été tué pour sa croyance dans le mouvement de la Terre, mais pour des croyances religieuses hérétiques.

Gravure de Giordano Bruno datant d’environ 1830 (via Wikimedia Commons)

Pendant des années, j’ai enquêté sur cette histoire et ce que j’ai trouvé m’a vraiment surpris. Il s’avère que la croyance de Giordano Bruno dans la Terre en mouvement était directement liée à certaines de ses croyances qui étaient hérétiques. Pour les catholiques, les hérésies étaient des déviations délibérées du dogme catholique. Les hérésies étaient les pires des crimes, pires encore que le meurtre. Les hérésies étaient des crimes contre Dieu.

La condamnation définitive de Bruno par l’Inquisition n’existe que dans une copie partielle, préparée pour le gouverneur de Rome. Malheureusement, elle omet la liste des accusations portées contre Bruno, c’est-à-dire ses prétendues hérésies. Mais il existe de bonnes preuves de ce qu’elles étaient.

Le 8 février 1600, l’Inquisition romaine condamne Bruno au palais de l’Inquisiteur suprême, le cardinal Ludovico Madruzzi. Ce jour-là, l’un des témoins présents était un jeune humaniste allemand, Gaspar Schoppe, invité vivant au palais du cardinal Madruzzi. Quelques jours plus tard, Schoppe assiste également à l’exécution de Bruno sur une place publique, une intersection ouverte de rues de la ville de Rome connue sous le nom de Campo de’ Fiori : le  » Champ des Fleurs « .

La statue de Giordano Bruno au Campo de’ Fiori, à Rome. La plaque indique : « 9 JUIN 1889. À BRUNO. LE SIÈCLE PRÉDIT PAR LUI. ICI, OÙ LE FEU A BRÛLÉ » (via l’auteur).

Le jour où Bruno a été brûlé, Schoppe a écrit une lettre détaillée à un ami pour expliquer ce qui venait de se passer. Schoppe s’est plaint que les gens ordinaires de Rome disaient qu’un luthérien avait été brûlé. Mais Schoppe a expliqué que ce n’était pas du tout vrai. Bruno n’était pas un luthérien, mais quelque chose de bien pire – un « monstre ».

Schoppe a écrit : « Peut-être que moi aussi je croirais les rumeurs vulgaires selon lesquelles Bruno a été brûlé pour luthéranisme, mais j’étais présent au Saint Office de l’Inquisition lorsque la sentence contre lui a été prononcée, & donc je sais quelle hérésie il a professée. »

Extrait de la lettre de Gaspar Schoppe de février 1600, publiée en 1621, faisant état des croyances et enseignements « horribles » de Bruno (voir ci-dessous pour la source).

Schoppe énumère douze des affirmations absurdement horribles de Bruno, ses « enseignements » (quibus horrenda prorsus absurdissima docet). Je n’en citerai que deux, le premier et le cinquième :
(1) « les mondes sont innombrables »,…
(5) « le Saint-Esprit n’est rien d’autre que l’âme du monde »,…

Schoppe a commenté :  » peut-être pourriez-vous ajouter : les luthériens n’enseignent ni ne croient de telles choses, et doivent donc être traités autrement « . Je suis d’accord avec vous, & donc, précisément aucun luthérien ne nous brûlons. »

Cela signifie que si les luthériens tenaient ces enseignements ou ces croyances, docere neque credere, ils seraient brûlés. Cela signifie également que Bruno a été brûlé pour ces enseignements et ces croyances.

Un portrait de Gaspar Schoppe par Peter Paul Rubens, 1606 (via Wikimedia Commons).

Les deux accusations ci-dessus reviennent tout au long du procès de Bruno, de son début à sa fin. Il s’avère que les deux étaient directement liées à la conviction de Bruno que la Terre bouge. Et surtout, de manière surprenante, j’ai découvert que ces convictions étaient des hérésies.

Premièrement, Bruno avait affirmé dans neuf livres que de nombreux mondes existent : pas seulement la Terre, mais la Lune, les planètes et les étoiles : « des mondes innombrables ». Apparemment, il ne savait pas que c’était une hérésie d’affirmer que « des mondes innombrables existent ». Cette croyance avait été dénoncée comme une hérésie par de nombreuses autorités, dont saint Philastre, saint Jérôme, saint Augustin et le pape Grégoire XIII.

Les catholiques étaient horrifiés par cette idée, car si de nombreux mondes existent, alors Jésus-Christ devrait naître et être crucifié dans chacun de ces mondes pour offrir le salut aux êtres de ces mondes.

Deuxièmement, Bruno affirmait que la Terre avait une âme. Dans douze de ses livres, il affirme à plusieurs reprises que le monde a une âme, que la Terre a une âme ou que l’univers a un esprit. Selon Bruno, la Terre était vivante, comme un animal. De même que nos corps sont faits de matière, de morceaux de la Terre, de même il disait que nos âmes individuelles proviennent de l’âme de la Terre.

Cette croyance que les corps célestes sont animés avait pourtant été déclarée hérétique par le cinquième concile œcuménique en l’an 553. De même, en 1277, l’évêque Etienne Tempier de Paris avait condamné comme une hérésie la croyance que les corps célestes sont animés, comme les animaux. Cela était considéré comme une croyance des anciens païens, et non des chrétiens.

Lorsque Bruno a été interrogé par les Inquisiteurs, il a dit que le Saint-Esprit est l’âme du monde. Apparemment, il ne savait pas qu’en 1141, le concile de Sens avait condamné comme hérétique l’affirmation selon laquelle  » le Saint-Esprit est l’âme du monde. »

Relief représentant le procès de Giordano Bruno, depuis la base de la statue Ferrari au Campo de’ Fiori (via Wikimedia Commons).

Les livres sur les hérésies ont fait écho à cette déclaration. Par exemple, en 1590, Tiberio Deciani publie à Venise un Traité criminel de toutes les hérésies, dont l’hérésie selon laquelle le Saint-Esprit est l’âme du monde. Or Bruno a dit cela aux Inquisiteurs de Venise lors de son interrogatoire en 1592. Et Bruno l’a répété aux inquisiteurs romains ; il a « rechuté » dans cette hérésie. Quiconque rechutait dans une hérésie, après avoir été instruit de l’abandonner, était un hérétique avéré et obstiné.

Donc ces hérésies sur les nombreux mondes et sur l’âme universelle étaient liées à la conviction de Bruno que la Terre bouge. Elle bouge parce que c’est un corps céleste. Elle bouge parce qu’elle a une âme.

Pour autant, existe-t-il des preuves directes que les Inquisiteurs étaient conscients, préoccupés ou agacés, spécifiquement, par l’affirmation de Bruno, dans trois livres, que la Terre se déplace autour du Soleil ?

Oui. En 1597, les théologiens travaillant pour l’Inquisition romaine avaient extrait dix propositions des livres de Bruno. Les propositions ont été censurées et Bruno a dû se rétracter. Deux concernaient « l’âme du monde » ou « l’esprit universel ». Une autre concernait l’animation des planètes. Une autre concernait l’existence de plusieurs mondes. Et oui, la cinquième proposition censurée de Bruno était : « Sur le mouvement de la Terre. »

Une gravure au trait de Nicolaus Copernic (1473-1543) . Copernic tient un modèle de sa théorie héliocentrique (via Wikimedia Commons).

Tout cela signifie que la croyance de Bruno en une Terre en mouvement faisait partie de la vision hérétique du monde qu’il défendait à la fois dans ses livres et dans son procès. Ses idées sur les nombreux mondes et sur l’âme du monde l’ont convaincu que Copernic avait raison : la Terre bouge. Ces mêmes idées sur les mondes et les âmes ont conduit Bruno à sa mort.

Sixante ans plus tard, en 1616, lorsque Galilée a eu ses premiers ennuis avec l’Inquisition à Rome, quatre des mêmes inquisiteurs et consulteurs du procès de Bruno ont également rencontré Galilée. L’un d’entre eux était maintenant à la tête de l’Inquisition. Un autre était maintenant le chef de l’Index des livres interdits. Et un autre était maintenant le pape.

Mais Galilée était plus prudent que Bruno.

Illustration représentant Galilée lors de son procès par l’Inquisition à Rome en 1633 (via Wikimedia Commons).

Galilée a nié que la Lune était un autre monde, même s’il a découvert – il a vu avec un télescope – que la Lune a des montagnes et des vallées. Bruno avait en fait prédit cela, alors que Copernic ne l’avait pas fait. Galilée n’a pas dit que « d’innombrables mondes existent », bien qu’il ait fièrement écrit qu’il avait découvert « d’innombrables étoiles ». Bruno, et non Copernic, avait prédit cela aussi. Galilée a découvert des lunes autour de Jupiter. Et là encore, Bruno avait prédit que certaines planètes avaient des lunes, comme la Terre, alors que Copernic ne l’avait pas fait.

Galilée n’a pas non plus parlé aux Inquisiteurs d’une âme ou d’un esprit universel qui ferait bouger la Terre. Mais dans deux lettres privées, en 1615, il admet avec prudence qu’il croit que le Soleil peut être décrit comme l’âme du monde et qu’il transmet un esprit dans tout l’univers, un esprit qui donne vie et mouvement à toutes choses. Même la Terre ?

Après sa rencontre avec les Inquisiteurs à Rome, Galilée n’a plus jamais écrit sur l’esprit universel qui vivifie et fait bouger toutes choses. Nous ne savons même pas si les Inquisiteurs savaient que, en privé, secrètement, discrètement, Galilée aussi nourrissait de telles idées.

Bruno n’a pas été tué pour sa croyance dans le mouvement de la Terre. Mais cette croyance était directement liée aux hérésies clés qui ont conduit à son exécution.

Le procès de Bruno était en toile de fond des ennuis de Galilée avec l’Inquisition. Galilée vivait dans l’ombre obsédante de l’homme en feu.

Source photo : Gaspar Schoppe à Konrad Ritterhausen, 17 février 1600, imprimé dans Gaspari Scioppii, « Epistola, in qua sententiam de Lutheranis tanquam haereticis atram Romae fieri asserit & probat, » in Machiavellizatio (Zaragosa : Didacus Ibarra, 1621), pp. 30-35.
Aussi par Alberto Martinez sur Not Even Past:
Plus d’œuvres et d’écrits d’Alberto Martinez se trouvent ici.

.

Catégories : Articles

0 commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *